CHAPITRE IX
— Je n’aime pas cette pécore, dit mon père quand je lui eus fait mes contes. Sa beauté la grise. Elle se veut toute-puissante et jette ses hameçons partout. Elle mène le Connétable par le bout du nez. Elle fait ce qu’elle veut de la Duchesse d’Angoulême et, à peine a-t-elle pris Bassompierre dans ses filets, que déjà elle vise plus haut.
— Que lui est la Duchesse d’Angoulême ? dit La Surie qui, n’étant pas né noble, n’avait pas eu son enfance bercée par les généalogies compliquées des Grands.
— Sa tante par alliance. Elle est la veuve du Duc de Montmorency, frère aîné du Connétable. Charlotte ayant perdu sa mère, sa tante la chaperonne.
— Et quel genre de femme est la Duchesse ?
— On lui a appris les bonnes manières, mais cela s’est arrêté là. Pour tout le reste, elle en sait autant que le Connétable, qui ne sait rien. Et, comme le Connétable, elle adore le Roi à deux genoux et ne fera rien pour le contrarier.
— Mais ce n’est peut-être là qu’une amourette, dit La Surie, et qui passera comme tant d’autres.
— Je crains que non, dit mon père avec un soupir.
Et après un moment, faisant, à ce qu’il me sembla, un retour sur lui-même et sur son attachement grandissant pour Margot, il reprit :
— Tu oublies, Miroul, l’âge de la garcelette et celui du Roi. Si près de la vieillesse et si proche, comme il le croit, de la mort, il jette ses derniers feux. C’est là l’étoupe et le silex d’une amour forcenée. Et quand ce genre de passion trouve, pour l’aider, une grande fureur de volonté et la toute-puissance royale, on peut craindre mille folies…
Le lendemain, qui était un dix-sept janvier, un page vint tôt dans la matinée, me porter un mot de Sa Majesté qui me surprit autant qu’il me désespéra, car Elle me mandait au Louvre (alors qu’Elle m’avait vu la veille) et me faisait manquer ma leçon d’allemand du mercredi. Avant même de m’habiller, je m’assis à mon écritoire et, à la volée, écrivis à Madame de Lichtenberg un billet dont je ne me rappelle pas les termes, mais qui était si plein d’amour et de désolation qu’à peine l’eussé-je fait porter par un petit vas-y-dire je fus pris de terreur à la pensée que la Gräfin allait peut-être me fermer à jamais sa porte pour me punir de mon impertinence.
Il fallait que je fusse bien jeune pour imaginer qu’une femme se pût offenser d’une telle adoration ! Mais incapable de m’imaginer à quel degré je m’étais déjà haussé dans ses affections, je tremblais de perdre mon délicieux commerce avec elle par mon audace, alors même qu’elle l’encourageait, comme je m’en aperçus dans la suite, par les mille petits procédés auxquels ont recours les femmes pour vous inciter à prendre les initiatives que les mœurs leur interdisent.
Mais j’avais trop peu d’expérience et je l’aimais trop pour ne pas être aveugle et, redoutant d’être banni le vendredi suivant de mon Éden par une épée de feu, je me fis un souci à mes ongles ronger tout le temps que je demeurai au Louvre – maudissant la chaîne dorée qui me liait au trône – à telle enseigne que, sur le moment, je n’attachai pas l’intérêt que j’aurais dû aux événements très étonnants et de grande conséquence dont je fus le témoin.
Je trouvai le Louvre dans la plus grande agitation, le Roi ayant dû se mettre au lit, étant travaillé d’une grave attaque de goutte qui l’avait saisi au gros orteil du pied droit sur les deux heures du matin, et le faisait cruellement souffrir.
— Ah ! Mon petit cousin ! dit-il, comme je m’agenouillais au chevet de son lit pour lui baiser la main, je suis bien aise de vous voir ! Accommodez-vous sur le tabouret, là, sur ma droite. Je souffre mal de mort ! Si c’est là le châtiment de mes péchés dans ce monde-ci, que sera-ce dans l’autre ? On dirait qu’un démon tantôt me broie le gros orteil de sa main de fer et tantôt l’arrose d’huile bouillante. Je ne supporte même pas le drap tant il me pèse sur le pied ! C’est à peine si j’ai pu dormir cette nuit et je redoute la nuit qui vient. Ventre Saint-Gris, mon petit cousin, tâchez de ne jamais vieillir ! Vous voyez où j’en suis ! Je pâtis si fort que j’en suis dérangé dans mes mérangeoises, et si je poursuis dans cette voie, je ne serai bientôt plus qu’un vieillard podagre dont les femmes ne voudront plus.
— Bien le rebours, Sire ! dis-je vivement. La goutte est tenue depuis la haute Antiquité pour un signe indubitable de virilité. À preuve, l’aphorisme célèbre : « L’enfant n’a pas la goutte avant l’âge du coït, et les eunuques ne l’ont jamais. »
— Et qui a dit cela ?
— Hippocrate, Sire.
— Hippocrate ! dit-il sur le ton du plus grand respect en se haussant sur ses oreillers et un sourire ragaillardi détendant quelque peu son visage contracté. En es-tu sûr ?
— Certain, Sire. C’est un aphorisme que mon père rappelait souvent à mon grand-père, quand il souffrait de sa goutte. Et Dieu sait si le Baron de Mespech en illustrait la vérité, car il n’est garcelette en sa châtellenie du Périgord à laquelle il ne pourrait encore rendre hommage malgré ses ans.
— Une châtellenie en Périgord ! Ou mieux encore, en mon Béarn ! Ah ! voici tout justement la vie dont je rêvais toujours ! dit Henri, retombant dans cette nostalgie des champs, dont il nous avait entretenu dans son carrosse après le passage du bac à Saint-Germain-en-Laye : un beau domaine traversé par une petite rivière et assez bien pourvu en terres et en bois pour me permettre de chasser et de vivre à l’aise. Non point un château mais un simple manoir, comme celui de Plessis-lès-Tours, où je fis ma paix avec Henri III, quelques bons compagnons pour la chasse et les franches repues, mais par-dessus tout, le calme, la solitude et, se peut aussi, la paix du cœur dans l’amour naïf d’une petite bergère encontrée au détour d’un chemin… Allons ! reprit-il avec un soupir, tout ceci n’est que chansons et songes creux : il n’y faut point penser !
Le calme, assurément, il ne pouvait guère l’avoir, même malade, avec le monde qui encombrait sa chambre, sortait et entrait continuellement, tous et toutes parlant à mi-voix par déférence, mais la somme de ces murmures faisant en fin de compte une assez grande noise. Je me demandais comment Sa Majesté allait s’y prendre pour me dicter une lettre archisecrète au beau milieu de tous ces gens. Mais je ne tardai pas à entendre qu’il ne s’agissait pas de cela : appelant auprès de lui le Comte de Gramont, Bellegarde, Bassompierre et moi-même, le Roi nous dit qu’il nous voulait tous quatre auprès de lui pour lui lire tour à tour L’Astrée, espérant que par ces relais, nous ne serions point trop lassés, car il désirait que nous restions la nuit aussi auprès de lui pour poursuivre la lecture de ce roman et le distraire de ses insomnies.
Il va sans dire que nous acquiesçâmes avec chaleur à son commandement et moi, le moins sincèrement des trois, étant, malgré ma grande amour pour Henri, moins sensible à l’honneur qu’il me faisait qu’à la rongeante perte de mes douces heures auprès de la Gräfin.
Bassompierre demanda la faveur de commencer la lecture de L’Astrée, devant s’absenter du Louvre dans l’après-midi, mais promettant d’y revenir dès que ses affaires lui en laisseraient le loisir. Le Roi le lui permit et Bassompierre commença sa lecture, ce qui eut du moins l’avantage de diminuer quelque peu les murmures qui remplissaient la chambre d’un incessant bourdonnement. La voix du Comte avait un timbre très agréable et il lisait fort bien, articulant avec un soin particulier, comme font d’ordinaire les étrangers quand ils parlent notre langue à la perfection.
De l’aveu général, L’Astrée d’Honoré d’Urfé est un roman des mieux écrits et des plus touchants, et bien que je l’aie lu et relu, et en sache par cœur les plus beaux passages, j’éprouvais le plus vif plaisir à l’entendre réciter à voix haute, non point seulement à cause de la beauté du langage, mais parce que les sentiments si élevés de Céladon envers Astrée me renvoyaient à ceux que j’éprouvais avec tant de force pour Madame de Lichtenberg.
Comment n’aurais-je pas pensé à elle quand j’oyais ceci : « Céladon fut tellement épris des perfections d’Astrée que rien ne put l’empêcher de se perdre entièrement en elle. Il est vrai que si en la perte de soi-même on peut faire quelque acquisition dont on se doive contenter, Céladon peut se dire heureux de s’être perdu si à-propos pour gagner la bonne volonté de la belle Astrée qui, assurée de son amitié, ne voulut pas que l’ingratitude en fût le paiement, mais plutôt une réciproque affection avec laquelle elle recevait son amitié et ses services. »
Ces lignes, si bien dites par Bassompierre, me jetèrent quasiment hors de moi-même, tant elles me remplissaient de joie. Car si pour Bassompierre – et peut-être aussi pour le Roi – la belle Astrée ne put qu’elle ne prît les traits de Mademoiselle de Montmorency, pour moi, étant tout plein de la Gräfin, et « me perdant en elle », comme dit si bien Honoré d’Urfé, j’y voyais le présage qu’elle ne tarderait pas à me rendre tout l’amour que j’éprouvais pour sa personne. Car je disais « amour » et non « amitié et affection », termes que je trouvais quelque peu chattemites sous la plume de notre auteur.
En même temps, je ne laissais pas d’observer le Roi tandis que, haussé sur ses oreillers, il paraissait oublier ses souffrances à ouïr cette lecture, sa physionomie si mobile trahissant, de minute en minute, une émotion aussi vive que la mienne. J’en demeurai béant. Mon père m’avait décrit tant de situations précaires et périlleuses dont ce grand Roi s’était tiré par les mille et une ruses – d’aucunes fort machiavéliques – que lui inspirait sa féconde cervelle, que je fus étonné qu’il subsistât en lui assez de fraîcheur, pour ne pas dire de naïveté, pour s’identifier à Céladon, alors même que sa condition, son âge et ses misères physiques paraissaient le confiner dans un rôle plus austère.
Sur le coup de onze heures, on apporta le dîner du Roi qui, pour une fois, mangea à l’heure, mais au lit, et fort peu, sur l’ordre des médecins : un bouillon de légumes, un fromage blanc sucré, une compote de pommes et de l’eau, laquelle était en flacon bouché, car elle provenait d’une source thermale en laquelle Sa Majesté avait grande confiance. Bassompierre profita de cette interruption pour obtenir son congé et le Roi, tout en mangeant, me demanda si j’étais disposé, sa repue terminée, à prendre le relais. Je ne fus pas sans apercevoir que le Comte ayant lu si bien, Sa Majesté appréhendait que je lui succédasse. Cette appréhension me piqua et je résolus de lui donner le démenti en me surpassant. Bassompierre avait lu en lecteur. Je décidai de lire en comédien, variant les intonations et imitant les voix – masculines et féminines – des personnages.
Henri, surpris d’abord, ne tarda pas à être charmé par l’animation que je donnai au texte. Ma réussite redoubla mon audace et d’autant plus que j’observais à mon grand contentement qu’il n’était pas le seul à l’apprécier, car le bourdonnement des murmures cessa tout à fait dans la chambre pour laisser place à ce silence attentif et, pour ainsi dire, suspendu, qu’on observe à la comédie, quand la pièce est bonne. Je lus une grande heure sans éprouver la moindre fatigue, tant mon succès me portait et j’eusse continué ainsi jusqu’à ce qu’Henri se lassât, si Monsieur de Montespan n’était entré dans la chambre d’un pas vif. Avec une assurance qui montrait bien qu’il savait ne pas être importun, il se dirigea tout droit vers le lit du Roi et, se penchant, lui parla à l’oreille. Le Roi pâlit, puis à sa pâleur succéda un sourire et, se tournant vers moi, l’œil en fleur, il me dit d’une voix fort animée :
— Mon petit cousin, c’est assez lu pour l’instant. Mais, demeure, je te prie. J’aurai derechef affaire à toi.
Je lui fis une belle révérence et, me rasseyant, je me tins coi sur mon tabouret, L’Astrée sur mes genoux, les lèvres closes, mais les yeux grands ouverts car après un chuchotement à voix basse à l’oreille de Montespan, le plus grand remue-ménage se produisit tout soudain autour de la couche royale. On apporta une cuvette d’eau afin que le Roi se pût rincer le visage et les mains ; on le peigna, ce qui m’étonna fort, car je savais par mon père combien il avait horreur qu’on lui touchât les cheveux ; on lui ôta sa chemise, laquelle, à la vérité, ne m’avait paru ni très propre ni très belle, et on la remplaça par une chemise d’un blanc immaculé dont les cols et les poignets étaient fort garnis en dentelles ; et enfin, on le pulvérisa de parfums – lui qui ne les aimait guère – dans le cou, sur les joues, sur les cheveux et les mains. Le plus grand silence régna dans la chambre pendant cette toilette, tant elle paraissait insolite à la trentaine des courtisans des deux sexes qui se trouvaient là et qui, quoique debout, et fort lassés de l’être, n’auraient pas donné le peu de place qu’ils occupaient pour un Empire dans l’attente du grand événement que ces préparatifs annonçaient.
— Faites entrer, Montespan ! dit enfin le Roi d’une voix claire.
Montespan, sans ménagement aucun, entreprit de libérer l’entrant de la chambre en repoussant des deux bras les courtisans des deux côtés de la porte, ce qui n’amena aucune protestation de la part des repoussés, tant la curiosité les tenait. Ayant ainsi fait place nette, Montespan sortit et revint aussitôt après, précédant, avec un certain air de pompe, Madame la Duchesse d’Angoulême et Mademoiselle de Montmorency, la première ayant l’air d’un lourd vaisseau de haut-bord, suivie dans son sillage, par une gracieuse frégate.
Cette apparition provoqua, chez les spectateurs, un bruissement de chuchotements, mais qui s’apaisa presque aussitôt. Henri, bien qu’à l’évidence fort ému, donna alors la preuve de cette capacité de décision qui lui avait valu, dans un autre domaine, sa réputation de grand capitaine.
— Ma bonne cousine, je suis votre serviteur, dit-il à la Duchesse en lui tendant, sur le côté droit du lit, sa main à baiser. Siorac, poursuivit-il, en s’adressant à moi, donnez, je vous prie, votre tabouret à ma bonne cousine d’Angoulême, et vous, M’amie, reprit-il en s’adressant à Charlotte, venez vous asseoir céans dans la ruelle, où je désire vous entretenir.
Ayant ainsi séparé, d’un mouvement aussi prompt qu’habile, la jeune fille de sa duègne, et mis entre elles toute la largeur de son lit, il pria Mademoiselle de Montmorency de s’asseoir au plus près de son chevet et, se penchant vers elle, approchant son visage du sien quasi à le toucher, il commença à conciliabuler avec elle à voix basse. Un silence prodigieux se fit alors parmi les témoins de cette rencontre, chacun ayant l’oreille, comme aurait dit Pissebœuf, « à deux pouces de la tête tellement il la tendait ». J’étais, à vrai dire, le mieux placé de tous avec la Duchesse d’Angoulême pour ouïr cet entretien, étant resté debout auprès d’elle quand je lui avais laissé mon tabouret. Mais, par malheur pour elle, la Duchesse n’avait plus l’ouïe assez fine, et bien que sans vergogne aucune, elle mit la main en cornet autour de son oreille, je doute fort qu’elle ait saisi un traître mot de ce qui se dit alors entre le Roi et la plus belle de ses sujettes.
Belle, elle l’était assurément, et bien au-delà de toutes celles en ce royaume qui pouvaient prétendre à ce titre et qui plus est, elle l’était dans l’éclat d’une jeunesse qui paraissait incorruptible, l’œil grand, le nez délicatement ciselé, la bouche petite, mais d’un dessin parfait, la joue ronde comme il convenait à son âge, la peau du visage fine et blonde, le cou rond et mignard que dégageait un grand col de dentelles relevé derrière la nuque.
Je ne laissais pas, toutefois, d’observer que si jeune qu’elle fût, l’art ajoutait beaucoup à la nature. Car elle se coiffait d’une façon fort originale pour le temps, et qui n’était pas sans me rappeler celle de ma Gräfin, tous les cheveux bouffants haut et rejetés en arrière de son beau front sans la moindre boucle, couronnés sur le sommet d’un simple ruban et dégageant de petites oreilles blanches et roses comme des coquillages qu’à la vérité il eût été dommage de ne pas montrer. Les sourcils étaient épilés avec le plus grand soin jusqu’à ne plus former qu’une seule ligne noire en arc de cercle, laquelle mettait fort en valeur l’œil azuréen, fendu en amande, immense et lumineux. Elle était vêtue d’un corps de cotte et d’un vertugadin bleu pâle taillé dans un satin fort riche, mais sobrement orné et elle ne portait qu’un seul bijou, mais virginal : un collier de perles à un seul rang, parure qu’on eût pu croire modeste, si l’orient et la grosseur des perles ne vous avaient, au second coup d’œil, détrompé.
Si modestes aussi, le maintien, les paupières baissées, les petites mines, les confusions, les petites rougeurs, que vous eussiez cru que même le beurre ne fondait pas dans la bouche de cette Sainte Nitouche, si de temps en temps un éclair insolite n’avait traversé sa prunelle, lui donnant tout soudain un éclat métallique.
À peine se fut-elle assise sur le tabouret de la ruelle avec une grâce pudique de pucelle pucelante qu’aussitôt elle fit au Roi un petit compliment fort bien tourné et comme échappé à la spontanéité de son âge. Elle lui dit que les vives inquiétudes que sa crise de goutte leur avait données, à sa tante et à elle-même surtout (ce dernier mot étant articulé en baissant les paupières et la voix), leur avaient inspiré le désir de le venir visiter ; qu’elle était enfin rassurée de lui trouver la mine meilleure qu’elle ne s’y serait attendue, et qu’elle faisait les vœux les plus ardents et adressait au ciel les prières les plus vives pour son rétablissement.
À vrai dire, il n’y avait rien à reprendre à ce discours, qui était tout de convention et que la Duchesse d’Angoulême, si elle l’avait ouï, n’aurait pu qu’approuver. Mais la façon dont il était débité, les regards, les yeux baissés, les silences, les soupirs, les timides sourires, lui donnaient un tout autre sens que son sens littéral. Et bien qu’à mon avis la ficelle fût grosse et l’hameçon, visible, le Roi fut pris en un clin d’œil – se peut parce qu’il ne désirait rien tant que de l’être, dupe quasi volontaire des grimaces et des simagrées de la petite artificieuse.
— M’amie, dit le Roi avec une émotion qui me fit peine à voir, je vous remercie des sentiments que vous me montrez. J’y aurai égard. Je vous aime, et vous veux aimer comme ma fille. Je suis heureux à la pensée que lorsque vous aurez marié Bassompierre, et que celui-ci, en tant que premier gentilhomme de la Chambre, vivra au Louvre, vous y vivrez aussi et je pourrai vous voir tous les jours. Vous serez la consolation et l’entretien de la vieillesse où je vais désormais entrer.
C’était là le langage chattemite de L’Astrée. Il n’y était question que d’amitié et d’affection, voire même de consolation : terme dévot, bien étonnant dans la bouche d’Henri !
— Ah ! Sire ! dit Charlotte ouvrant tout grands ses yeux ingénus et les fixant sur le Roi, vous ne serez jamais vieux ! Il y a une si grande force en vous !
Elle n’aurait su mieux dire, ni avec plus d’audace, laquelle, bien qu’elle fût cachée sous une apparente innocence, encouragea le Roi à aller davantage de l’avant dans le siège qu’il venait d’entreprendre.
— M’amie, dit-il, n’est-ce pas votre père qui a choisi Bassompierre pour gendre ?
— Oui, Sire, dit-elle avec un léger soupir, les paupières baissées.
— M’amie, poursuivit-il après un silence, dites-moi franchement si ce parti vous agrée. Sans cela, je saurais rompre ce mariage et vous marier avec mon neveu, Monsieur le Prince de Condé.
J’hésitai à en croire mes oreilles : le Roi reprenait tout soudain à son compte un projet qu’il avait si rudement combattu, quand le Duc de Bouillon avait osé le suggérer. Cela voulait-il dire que Condé, étant peu fait pour aimer les dames et moins encore pour leur plaire, lui paraissait un rival moins dangereux que Bassompierre ? C’était faire bon marché du bonheur du Comte et de l’honneur de Condé ! Allait-on désespérer Bassompierre et ravaler un prince du sang au rang de mari postiche ?
Mademoiselle de Montmorency, qui savait bien ce que parler voulait dire, dut sentir que le Roi allait trop vite et trop loin, encore que ce fût en toute vraisemblance dans le sens qu’elle désirait. Et elle prit le parti de se replier en bon ordre, sans toutefois décourager son royal vis-à-vis, et en se donnant les apparences d’une petite fille aussi douce que sage et avant tout obéissante aux commandements paternels.
— Sire, dit-elle, puisque c’est la volonté de mon père, je m’estimerai heureuse avec Monsieur de Bassompierre.
Ce propos irréprochable, et pourtant si ambigu, fut prononcé d’une voix ténue et suivi d’un petit soupir. Le Roi, que la tension de cet entretien avait fatigué, reposa sa tête sur ses oreillers, cruellement partagé entre l’espoir et une jalousie naissante. La Duchesse d’Angoulême ne vit que le mouvement de lassitude, mais il fut suffisant pour que ses bonnes manières et aussi son avidité à apprendre de sa nièce ce qui s’était dit la fissent se lever et demander son congé du Roi. Il le lui donna. Des deux côtés du lit, il abandonna ses mains aux baisers des dames et, comme Mademoiselle de Montmorency, ainsi qu’il convenait à son âge, marchait deux pas derrière sa tante, ses yeux s’attachèrent à elle jusqu’à ce qu’elle eût passé la porte.
*
* *
Les rois, comme avait si bien noté mon père, naissent en public, mangent en public, meurent en public et c’est tout juste s’ils ne besognent pas leurs épouses en public, la raison en étant que tout incident, grand ou menu, de leur vie peut déboucher sur une affaire d’État et intéresser le royaume entier. Henri, qui avait des goûts simples et des nostalgies paysannes, souffrait mal cette publicité, mais il la souffrait. Sans cela, il eût fallu supprimer la cour, et la cour était utile pour retenir autour de lui les Grands qui, s’ils n’avaient pas été subjugués par les honneurs, les charmes et les délices qu’ils y trouvaient, eussent comploté sans fin contre leur souverain.
Cependant, tout accoutumé qu’il fût à être sans cesse environné de regards épiants et d’oreilles affamées, Henri, après le départ de Mademoiselle de Montmorency, me parut incommodé d’être la cible d’une curiosité aussi avide et quasi indécente en son avidité. Il me commanda de reprendre la lecture de L’Astrée. Ce que je fis, mais point tout à fait avec la même verve qu’auparavant, tant la scène dont je venais d’être le témoin m’avait plongé dans une confusion qui n’allait pas sans mésaise. Car si j’étais indigné par les visibles artifices de cette mijaurée, je détestais ses ruses, mais non tout à fait sa personne : sur moi aussi sa beauté agissait. Quant au Roi, si j’avais grande pitié à le voir se laisser engluer dans ce piège de chair, sa candeur à se croire aimé me laissait béant. Il me semblait que le javelot d’or avait fait beaucoup de chemin dans son cœur, pour qu’il fût devenu à ce point aveugle.
Ce qui, au surplus, m’enleva beaucoup du plaisir que je prenais à lire tout haut L’Astrée, fut que le Roi, au bout de quelques minutes, ferma les yeux. Je crus d’abord qu’il dormait mais presque aussitôt je le décrûs, me ressouvenant que les douleurs qu’il endurait étaient telles qu’elles le condamnaient à l’insomnie. De reste, à lui jeter un œil de temps à autre, je surprenais sur son visage quelques involontaires grimaces qui en disaient long sur le lancinement de son mal. Je conclus donc que s’il gardait ses paupières closes, c’était qu’il voulait à la fois dérober l’expression de son regard aux courtisans et rentrer en son for, je ne dirais pas pour mettre de l’ordre dans ses pensées – par malheur il n’en était plus là – mais pour dresser des plans qui pussent servir les fins que lui proposait la violence de sa passion. J’en conclus aussi qu’il ne m’écoutait pas, ce qui enleva tout intérêt à ma lecture et, la fatigue venant avec ce désintérêt, elle me fit par moments bredouiller.
Si absorbé qu’il fût en ses pensées, le Roi s’aperçut de ma lassitude et, ouvrant les yeux, me dit avec bonté :
— Siorac, c’est assez lu ! Donne le livre à Monsieur de Gramont. Monsieur de Montespan te conduira chez le Dauphin et le priera de te donner à manger. Mais, ne manque pas de revenir à moi cette après-midi.
Je le remerciai et, après une grande révérence, j’allais me retirer avec Monsieur de Montespan quand les médecins entrèrent, lesquels le Roi apostropha incontinent :
— Messieurs les médecins, dit-il, cette nuit il vous faudra me donner de l’opium. Cette nuit, je veux que mon sommeil me dorme, et me baille de beaux rêves, s’il se peut.
Le Roi ne m’ayant pas donné mon congé, j’en conclus qu’il me faudrait passer la nuit dans sa chambre sur un tabouret, sans lire à haute voix, mais sans pouvoir manger, non plus d’ailleurs que dormir en cette incommode posture. Je m’en ouvris en chemin à Monsieur de Montespan, lequel avait un front étroit, un grand nez, une grosse moustache grise et des sourcils gris presque aussi épais que sa moustache. C’était de ma part moins une plainte qu’une requête implicite, mais il prit l’une et l’autre très au rebours du poil.
— Chevalier, dit-il d’une voix rude et avec l’air de me donner une leçon, on voit bien que vous êtes novice au service du Roi, lequel confère assurément un grand honneur, mais comporte des contraintes auxquelles il faut se plier. Sachez, Monsieur, que le manger, le boire et le dormir sont, pour les serviteurs de Sa Majesté, les choses les plus incertaines du monde… Et dites-vous bien que c’était déjà pour vous un immense privilège que d’avoir un tabouret à vous mettre sous le cul. La plus grande partie du jour, moi qui ai le double de votre âge, je m’use les jambes à demeurer debout…
À ouïr ce peu secourable propos, je vis bien que, pour le capitaine des gardes, j’étais une sorte de jeune recrue à qui un peu de vie dure ne pourrait que faire du bien, et je me sentis tout à fait assuré d’avoir vu juste, quand m’introduisant auprès de Monsieur le Dauphin, Monsieur de Montespan oublia – si tant est que ce fût un oubli – de lui dire que je n’avais pas mangé.
Mais ne voyant pas, quant à moi, pourquoi ayant la moitié moins d’années que Monsieur de Montespan, je devais à force forcée jeûner et ne point dormir pour compenser cet écart, je touchai un mot de mon embarras au docteur Héroard pendant que Louis était fort occupé à taquiner Madame[41] avec qui il partageait son dîner.
Bien que j’eusse parlé à voix basse, Louis, qui écoutait tout et tous, sans faire mine ni semblant, commanda aussitôt qu’on m’apportât un pâté de lièvre, du pain, du vin, et une pomme cuite, tout en me faisant le grandissime honneur de me faire asseoir à sa table où, étant si affamé, je fis de ces quelques mets un repas de roi. Quant au docteur Héroard il voulut bien me promettre, si l’opium avait sur Henri l’effet qu’on en attendait, de faire dresser un lit pour moi dans sa chambre afin que j’y pusse reposer la nuit.
Louis m’eût voulu dans la sienne, mais Monsieur de Souvré, qui déjà avait quelque peu sourcillé de le voir m’inviter à sa table, lui dit gravement que « cela ne se faisait pas ». À huit ans, Louis était déjà trop respectueux des usages pour passer outre, mais bien qu’il s’inclinât, il en conçut un peu d’humeur et il entreprit de taquiner Monsieur de Souvré.
— Meuchieu, dit-il avec une petite lueur gaussante dans ses beaux yeux noirs, quel pays est-ce que guerouage[42] ?
— Monsieur, dit Monsieur de Souvré avec un certain embarras, je ne sais. Le savez-vous ?
— Je ne sais, dit Louis en imitant la gravité de son gouverneur.
Puis il reprit aussitôt :
— Si sais-je bien ce que c’est. Mais puisque ne le voulez pas dire, je le demanderai aux dames.
— À qui, Monsieur ?
— À Madame de Souvré, dit Louis.
Et il reprit en riant :
— Guerouage, c’est aller faire l’amou.
Monsieur de Souvré voulut alors savoir qui l’avait renseigné sur le sens du mot que lui-même, d’après ce que dans la suite me confia Héroard, avait employé quelques jours auparavant, afin que le Dauphin ne comprit pas son propos. Mais Louis qui, comme j’ai dit, écoutait tout, et particulièrement quand on lui voulait cacher quelque chose, avait retenu l’expression et s’était enquis auprès de quelque valet de ce qu’elle voulait dire. Et si fort que Monsieur de Souvré le pressât après ce petit dialogue pour connaître sa source, il se refusa tout net à la trahir, ne voulant pas qu’on punît le quidam. J’avoue que je goûtais fort en lui ce zèle à s’informer de tout et cette inébranlable fidélité à ceux qui l’avaient servi.
Ayant remporté sur son gouverneur cette petite victoire, où il ne mit aucune méchanceté, car il ne taquinait que ceux qu’il aimait, réservant aux autres un visage froid et fermé, Louis consacra toute son attention à sa sœur cadette. Bien loin étaient les temps où il la battait, sous prétexte qu’elle lui avait volé sa poire, mais en réalité parce qu’il avait « peur des filles » ! Quelques années plus tard, il pleura à chaudes larmes quand, devant gagner l’Espagne pour épouser l’infant, elle le quitta sans qu’il eût aucun espoir de la revoir jamais, les rois, en ces siècles agités, n’osant se hasarder hors de leurs frontières qu’à la tête d’une puissante armée.
J’observai avec amusement comment, pendant le dîner, il s’appliquait à jouer envers Madame le grand frère et aussi le tyranniseur, bien que ce fût une tyrannie tendre.
Maître Gilles, le sommelier, lui versant du vin, il insista pour qu’il lui remplît son verre en disant d’un air quelque peu fendant :
— Oh ! Je me veux accoutumer à boi du vin !
S’apercevant que sa sœur en buvait aussi, il dit sur un ton d’autorité :
— Ma sœur, vous êtes top jeune pou boi du vin. J’en bois à s’teu, mais j’ai un an pus que vous.
Et, s’adressant à Maître Gilles, il reprit :
— Maîte Gilles, ne donnez point du vin à ma sœu, elle est top jeune.
Je gage que Madame, jolie fillette de six ans, un peu timide et passive, ne raffolait guère du vin, lequel était assez fort pour tirer une petite grimace à son grand frère quand il le but. Mais elle n’aima pas que Louis la privât du privilège qu’il s’octroyait et se mit à faire la mine. Ce que voyant le Dauphin, il coupa sa tarte à la crème en deux et lui en donna la moitié en disant d’un ton gaussant :
— Ma sœur, avez-vous jamais mangé de cette bête-là ?
— Ce n’est pas une bête, dit Madame, c’est un gâteau.
À quoi il rit, comme se moquant de sa simplesse. Elle le regarda avec de grands yeux comme si elle se demandait si elle devait rire avec lui ou s’offenser. Mais la tarte étant là devant elle, elle ne fit ni l’un ni l’autre : elle la mangea.
Quand elle eut fini, Louis lui demanda :
— Ma sœur, me voulez-vous voi tier des armes ?
— Oui, Monsieur, dit-elle poliment.
Cette réponse lui fit plaisir, car l’aimant assez pour désirer qu’elle l’admirât, il voulait faire parade devant elle de ses talents, et incontinent envoya quérir le maître d’armes Jeronimo qui partageait avec Monsieur de Gourville l’honneur de lui apprendre l’escrime.
Il me parut que Louis tirait, en effet, fort bien pour un garçon de huit ans et qu’il mettait beaucoup de cœur à l’attaque. Sa leçon finie, il s’appuya derechef sur son épée, comme je l’avais déjà vu faire, quit de Jeronimo de lui faire la critique de son assaut et ouït avec beaucoup d’attention ce que le maître eut à lui dire. Ayant jeté un regard discret à ma montre-horloge, je demandai mon congé à Louis et après qu’il m’eut dit qu’il voulait me revoir avant que j’allasse coucher dans la chambre d’Héroard, je regagnai les appartements du Roi. Je fus surpris de n’y trouver plus qu’une dizaine de personnes et j’entendis alors que le Roi avait fini par ordonner un tri sévère parmi ses visiteurs afin d’avoir un peu de calme.
À en juger par sa mine, le Roi ne me parut pas aller ni mieux ni plus mal qu’avant ma visite chez le Dauphin mais, d’évidence, il souffrait difficilement de garder le lit. Le Comte de Gramont avait pris la suite de Bellegarde pour lire L’Astrée mais, au bout d’une heure, il fut interrompu. De prime, ses secrétaires d’État et ses ministres vinrent au chevet d’Henri tenir un Conseil qui fut, de reste, vite expédié. Puis le Dauphin, accompagné par Monsieur de Souvré et le docteur Héroard, le visita à son tour. Louis paraissait fort troublé de voir son père couché et souffrant. Comme le Roi lui disait qu’il avait la goutte, il demanda : « Mais où est-elle ? je veux la voi ! » Et Sa Majesté lui expliqua, avec un sourire – le premier que je vis ce jour-là sur ses lèvres –, que la goutte n’était pas une goutte, mais une maladie que l’on appelait ainsi.
Après le départ du Dauphin, Gramont reprit sa lecture mais pour peu de temps, car il y eut tout soudain un grand tohu-bohu à la porte de la chambre et la Reine entra, suivie de ma bonne marraine, de sa fille, la Princesse de Conti, de la Duchesse de Montpensier, de la Maréchale de La Châtre, de la Marquise de Guercheville, d’autres dames inconnues de moi et d’une demi-douzaine de demoiselles d’honneur de Sa Majesté, parmi lesquelles je reconnus celles que j’avais vues en nymphes de Diane dans la Grande Galerie, la veille.
La vue d’un cotillon lui faisant toujours plaisir, le Roi abandonna volontiers sa main aux dames et la Reine l’accola avec assez de bonne grâce, sa face ingrate et rechignée trahissant le secret contentement qu’elle éprouvait à le voir égrotant et couché, hors d’état par conséquent de courir après ses « poutanes ».
— Sire, dit-elle, en s’asseyant sur une chaire à bras que deux valets venaient d’apporter au chevet du Roi, comment va votre goutte ?
— Ni pis ni mieux. Et vous-même, M’amie, comment vous en va ?
— Ie souis pazza furiosa[43].
— Et pourquoi donc, Madame ? dit le Roi en sourcillant.
— Sire, cria-t-elle, è una vergogna ! La Camera di Nantes non ha nemmeno risposto[44] !
— Madame, dit le Roi, est-ce bien le lieu et le moment de parler de votre édit breton ?
Cet édit conférait à la Reine tout l’argent qui pourrait revenir des rachats, ventes, aubaines, confiscations et autres droits seigneuriaux à échoir en Bretagne pendant neuf ans.
— Sire, reprit la Reine sans s’émouvoir le moindre de la rebuffade royale, la Camera di Nantes non ha nemmeno risposto !
— Madame, dit Henri, reprenant avec elle un refrain qu’il lui chantait depuis son mariage, vous êtes reine de France ! De grâce, parlez français !
— Eppure, è la terza lettera di iussione[45] !
— La lettre de jussion, Madame, la lettre de jussion ! Est-ce si difficile à dire ?
— E la Camera non ha nemmeno risposto ! dit la Reine qui paraissait résolue à ne pas parler la langue des traîtres. E una vergogna ! Sono cattivi questi ! Bisogna punirli[46] !
— Les punir, Madame. Et comment ?
— E molto semplice ! Bisogna appicarli al ramo d’un albero[47] !
— Madame, en ce royaume on ne pend pas les gens comme on pend le linge aux fenêtres de Florence. La Chambre des comptes de Nantes défend les intérêts de notre province de Bretagne qu’elle pense être lésés par l’édit dont nous vous avons donné le bénéfice. C’est à nous de la persuader d’obéir.
— E come ? E come[48] ? s’écria la Reine, très à la fureur.
— Monsieur de Sully lui écrira dès demain une autre lettre de jussion.
— La quarta ! dit la Reine avec dérision en élevant dans l’air ses mains grasses. E anche quella non avra nessun effetto[49] !
— Madame, dit le Roi en haussant quelque peu la voix, ayez de grâce égard à mon état : nous aurons assurément l’occasion de reparler de votre édit breton, quand je serai sur pied.
Le ton était sans réplique et la Reine se tut, hautaine et rechignée, la tête haute, le torse fort redressé contre le dossier de sa chaire à bras. Un silence s’ensuivit, que rompit la Duchesse de Guise, qui passant derrière la chaire de Sa Majesté s’alla jeter à genoux au chevet du Roi avec son impétuosité naturelle, et se mit à lui débiter mille folies qui eurent du moins le mérite de l’égayer. Là-dessus, Bassompierre survint et, voyant du premier coup d’œil que la Reine faisait la mine, s’alla mettre à ses pieds et entreprit de la dérider, ce qu’il était à peu près le seul à pouvoir faire à la cour, car elle lui savait gré de ce qu’il eût le bon goût de perdre de grosses sommes chaque fois qu’il jouait aux cartes avec elle.
Un semblant d’entente étant ainsi revenu dans le ménage royal, je m’enhardis, et progressant parmi les vertugadins qui se pressaient dans la ruelle pour aller faire la cour au Roi, je m’approchai de la Duchesse de Guise, lui fis mon compliment, et lui baisai la main. Elle me parla à peine et fut avec moi de la dernière froideur. J’en fus étonné, et plus encore meurtri, ce qu’observant la Princesse de Conti, elle vint à moi, m’appela son petit cousin et effleura ma joue d’un baiser. Étant à la fois Guise et Bourbon, et mariée à un prince du sang, la Princesse estimait qu’il n’y avait rien dans le royaume de plus haut qu’elle, à part la Reine, et rien non plus de plus beau, de meilleure grâce, ni plus parfaite, ni possédant plus d’esprit et qu’elle était, par conséquent, très au-dessus de ceux et de celles qui se trouvaient là. Elle ne fit qu’effleurer ma joue pour ne pas gâter le rouge qu’elle avait sur ses lèvres, mais bien que j’entendisse ce que ce baiser comportait de hauteur à l’égard des autres, et de semi-indifférence à mon endroit, je lui en sus gré. À la bien observer, elle montrait un front plus gai et une lèvre plus souriante qu’à l’accoutumée, se peut pour qu’on ne pût soupçonner le dépit que lui donnait le mariage de Bassompierre avec Mademoiselle de Montmorency. C’est du moins ce que je crus entendre, car elle fut de glace avec le Comte quand il vint la saluer.
Après ce baiser, je me trouvai dans la ruelle, je ne sais comment, prisonnier de quatre ou cinq vertugadins qui, bien qu’ils ne fussent pas plus volumineux que les autres, m’enserraient de toutes parts dans leur ardeur à s’approcher de la couche royale et à mieux voir Sa Majesté, de sorte qu’il vint un moment où je ne pus plus ni avancer ni reculer. Ce prédicament était d’autant plus ridicule que je ne connaissais point les dames qui me pressaient ainsi, lesquelles, ne me connaissant point non plus, feignaient de croire que je fusse invisible. Noémie de Sobole s’aperçut de mon embarras et, fendant la cohue vertugadine avec sa coutumière vigueur, elle me prit par le bras avec autorité, me tira sur le côté et, dès que nous fûmes hors de cette marée moutonnante de satin et de brocart, me dit d’une voix à la fois sifflante et chuchotée :
— Je ne sais, Monsieur, si j’ai bien fait de vous délivrer. Nous sommes contre vous dans une épouvantable colère.
— « Nous », Madame ? Qui est ce « nous » ?
— La Duchesse et moi-même.
— Et qu’ai-je fait pour mériter cette ire à deux têtes ? Je dis cette « ire » et non cette « hydre ».
— Nous sommes allées deux fois en votre logis, la deuxième fois, le lundi passé, et nous ne vous avons pas trouvé.
— C’est donc que j’étais sorti.
— Monsieur, vous vous gaussez, je pense.
— Si ma bonne marraine m’avait prévenu, je serais demeuré au logis.
— Votre père et Monsieur de La Surie étant aussi absents, nous avons appris de Mariette que vous sortiez les lundi, mercredi et vendredi de chaque semaine dans un carrosse de louage.
— C’est vrai, dis-je sèchement.
— Monsieur, vous voilà tout soudain bien abrupt. Passe encore avec moi, Monsieur, mais Madame la Duchesse vous ira demander la raison de ces cachottes.
— Elle est simple : je passe ces après-midi chez mon maître d’allemand et si je vais chez lui, c’est qu’il est vieil et podagre.
— Monsieur, quel est cet ancien Grec dont vous m’avez parlé et qui, ayant été changé en femme par une déesse, connut ainsi de deux façons différentes les délices de l’amour ?
— Tirésias.
— Votre maître d’allemand est donc une sorte de Tirésias.
— Qu’est cela ? dis-je avec un haut-le-corps.
— Toinon nous a dit que ce maître est, en fait, une maîtresse d’école et, se peut même, une maîtresse tout court.
— Madame, dis-je, sotto voce, mais la voix tremblante de colère contenue, sommes-nous mariés ? Vous ai-je donné ma foi ? Et qu’avez-vous affaire à ces ragots de cuisine ?
— Moi, rien, dit-elle et me jetant à son tour un regard furieux, elle secoua ses cheveux rouges comme si chacune de ses tresses était un serpent et ajouta : Ne sais-je pas assez que vous ne m’avez fait aucune promesse ? Et que je n’ai aucun droit sur vous ? Mais vous le prendrez peut-être de moins haut, Monsieur, avec votre bonne marraine ! Et jour de Dieu, comme j’aimerais être là quand cet orage-là crèvera sur votre tête !
*
* *
Les dames partirent dans un grand froissement et chatoiement de leurs vertugadins, laissant derrière elles leur parfum, mais privant soudain la chambre royale de la couleur, de la chaleur et de la vie qu’elles avaient amenées avec elles. Quand on n’entendit plus leurs voix claires, leurs rires filés, leurs exclamations pétulantes, Henri, qui s’était animé en leur présence, reposa la nuque sur ses oreillers, parut quelque peu las et ferma les yeux. Bassompierre en prit avantage pour me tirer à part et me dire à l’oreille :
— Henri va sans doute quérir de vous de reprendre la lecture de L’Astrée après Gramont. Me permettez-vous, Chevalier, de lui demander de relayer Gramont à votre place ? Je dois souper chez Monsieur le Connétable et suis furieusement désireux de m’y rendre. J’ai passé une après-midi fort décevante. Je fus visiter Mademoiselle de Montmorency sans la trouver, car par le plus fâcheux des chassés-croisés, elle était au Louvre tandis que je la cherchais chez elle.
J’acquiesçai incontinent et dès que le Roi, ouvrant les yeux, m’appela à prendre la suite du Comte de Gramont, Bassompierre s’avança et, faisant état de mon accord, lui adressa sa demande. La paupière à demi baissée sur l’œil, le Roi me parut l’écouter d’un air entre deux airs. Toutefois il consentit assez gracieusement à sa requête et lui accorda même toute liberté de coucher chez lui, à condition qu’il revînt le voir le lendemain sur le coup de huit heures. Bassompierre, sans s’arrêter à la demi-froideur du Roi, ou plutôt à sa demi-chaleur, le remercia avec effusion et commença sa lecture avec un élan et un entrain qui ne s’accordaient guère au chagrin d’amour que Céladon traversait dans le texte. J’eus le cœur quelque peu serré de le voir – je parle de Bassompierre et non de Céladon – si beau, si fringant, si fier de lui et tout inconscient des noires nuées qui s’amoncelaient sur sa tête.
Mais pour tout dire, j’avais bien assez de celles qui menaçaient la mienne et que cette ménade rousse m’avait annoncées. Vramy ! N’était la présence du Roi, j’eusse éclaté, tant j’étais indigné. La langue de Mariette tant de fois réprimée et qui jasait encore ! La noire malice de Toinon ! L’ire de la Sobole ! L’humeur inquisitive de la Duchesse de Guise ! Toutes conjuguées, quelle méchante affaire elles me mettaient sur les bras ! Et que de mal m’allaient faire tous ces vertugadins, non point en me détestant mais le comble, il colmo, comme dirait la Reine, en m’aimant trop !
Tandis que j’étais occupé à mâcher et ruminer les amertumes et les anxiétés de ma situation, Bassompierre, de sa voix bien timbrée, détaillait avec une bien involontaire gaîté les traverses et les tribulations de Céladon, lequel, comme je crois avoir dit déjà, la perfidie des méchants avait séparé de la belle Astrée. Si Bassompierre eut osé, il eût jeté un regard à sa montre-horloge et supputé le temps qu’il avait encore à passer au Louvre, un temps vide et volé, puisqu’il le séparait du moment où il irait s’asseoir pour souper à la table du Connétable, ayant en face, ou à côté de lui, la belle qu’il avait passé toute l’après-midi à tâcher de voir sans y parvenir.
Cette impatience n’échappait pas à Henri. Il en devinait la cause et peut-être, sans expressément le vouloir, il prolongeait la lecture. Il me parut, tandis que Bassompierre lisait, qu’il l’envisageait de bien étrange façon. Jusqu’à ce jour, il n’y avait rien à la cour que le roi de France aimât mieux que ce comte allemand. Il portait aux nues son talent, son esprit, sa finesse et la facilité de son caractère. Mais si j’en croyais ses regards, ses sentiments, depuis la veille, avaient tout soudain changé, et une sorte d’antipathie venait de surgir en lui à son égard, contre laquelle luttait, non sans céder quelque terrain, la fidélité légendaire du Roi à ses amitiés.
Le souper qu’on apporta au Roi sur le coup de six heures, et qui fut aussi léger que le dîner, vint mettre un terme à l’attente de Bassompierre. Henri sentit alors qu’il ne pouvait le retenir davantage et d’une façon un peu abrupte qui étonna Bassompierre, mais sans qu’il entendît sa véritable cause, lui donna son congé. Bassompierre s’agenouilla au chevet du lit et baisa la main royale, l’air absent. Son esprit volant plus vite que son corps, il était déjà rendu à l’Hôtel du Connétable, laissant loin derrière lui le Louvre et un roi qui commençait à se demander pourquoi la goutte et sa toute-puissance le retenaient en son palais, tandis que son heureux rival courait vers la nymphe de Diane.
Je m’attendis à ce que le Roi, après le départ de Bassompierre, me commandât de lire L’Astrée, mais il n’en fit rien. Il mangeait avec assez d’appétit sa maigre pitance, mais l’œil baissé, et si plongé dans ses pensées qu’il fut médiocrement heureux quand son confesseur, le père Cotton, entra dans sa chambre et, par sa présence, le retira de ses rêves.
Le père Cotton, théologien jésuite des plus éminents, était un petit homme rond, si moelleux qu’ont eût pensé à le voir que son nom était un surnom. Il était si poli que, même dans ses prêches contre les huguenots, il appelait Calvin « Monsieur Calvin » et protestait ne pas haïr les calvinistes, tout en détestant leurs erreurs : son de cloche bien inhabituel dans cette Compagnie de Jésus à laquelle il appartenait. Mais je dis trop en parlant de cloche, dont le son était assurément trop rude, comparé à la voix flûtée du père Cotton, si mélodieuse et si suave qu’on avait l’impression qu’elle vous fondait dans l’oreille.
Dans un petit livre qu’il venait de publier et qui s’intitulait « Intérieure occupation d’une âme dévote », sa religion se montrait sous un aspect si plaisant et si peu condamnant qu’elle avait plu aux dames de la cour, même les plus dissipées, tant est qu’il se murmurait sous le manteau que ce doux mouton-là ramènerait au bercail les brebis égarées.
Le père Cotton buvait cependant à de plus âpres philtres et s’intéressait fort à la démonologie. Une fille originaire de Guerbigny, près d’Amiens, ayant été possédée par le diable qui, s’étant introduit en elle par la fornication, s’y était à demeure installé et parlait par sa voix, le père dressa une liste de questions fort curieuses et précises à poser audit diable, afin d’être éclairé sur ses pratiques, ses magies et surtout sur le pouvoir particulier qu’il exerçait sur les femmes.
Le père Cotton ne marchait pas : il glissait. Il n’entrait pas dans une pièce : il s’y faufilait, les mains modestement croisées sur son petit ventre rond et la tête baissée. Avec lui entraient en même temps dans la chambre royale l’humilité, la douceur, l’amour du prochain, le pardon des injures, sinon tout à fait leur oubli. Confessant le Roi une fois par mois, il avait fort à faire à nettoyer son âme des irrégularités de sa vie et qui pis est, sans espoir de la trouver moins souillée le mois suivant. Le père Cotton soupirait, admonestait suavement Henri et lui donnait enfin l’absolution, peu certain, au demeurant, qu’elle fût valable, le royal pénitent étant si peu contrit. Toutefois, d’après mon père, Henri était chrétien sincère, sinon catholique tout à fait convaincu, acceptant mal la Vierge, les saints, les indulgences, la simonie et le pouvoir que les papes s’arrogeaient sur les souverains de la chrétienté.
— Sire, dit le père Cotton de sa voix chuchotée, comment allez-vous ?
— Mal, merci, mon père, dit le Roi.
À ce début, le père Cotton sentit que sa visite dérangeait le Roi et avec son tact coutumier, il décida d’être bref.
— Sire, dit-il, est-ce le désir de Votre Majesté d’être confessé et communié ?
— Ventre Saint-Gris, mon père ! dit le Roi. Suis-je à l’article de la mort pour qu’on me baille l’extrême-onction ?
— Nenni, Sire, tout un chacun sait bien que la goutte n’est pas mortelle.
— Ce qui ne m’empêche point de souffrir mal de mort.
— Sire, je vais prier Dieu qu’il atténue vos douleurs.
— Merci, mon père.
— Et je prierai aussi les saints qui sont réputés guérir la goutte.
— Les saints ? dit Henri en haussant les sourcils d’un air quelque peu gaussant. Y en a-t-il donc plusieurs pour cette seule maladie ?
— Oui, Sire, il y en a vingt-trois en ce seul royaume. Tous répertoriés.
— Vingt-trois ? Vingt-trois saints pour guérir la goutte ?
— C’est que la goutte, Sire, est un mal fort répandu et que chaque province, en ce royaume, veut avoir un saint qui le guérit.
Cette précision fit sourire le Roi dans sa barbe.
— Et allez-vous les prier tous pour moi ?
— Assurément, Sire, il le faut. Dans ce genre d’affaire, il ne faut oublier personne, sous peine d’offenser.
— Mon père, dit le Roi (avec une gravité feinte ou jouée, je ne saurais dire), je vous sais gré de ces vingt-trois prières et j’y aurai égard.
Et il tendit sa main à baiser au père Cotton, lui signifiant par là que l’entretien était fini. Néanmoins, le « j’y aurai égard » avait contenté le père. Le Roi avait promis à la Compagnie de Jésus une donation de cent mille écus pour élever une chapelle jouxtant le collège de La Flèche, où les jésuites formaient l’esprit des futurs officiers du Roi. Les pécunes étaient versées petit à petit et passaient par le père Cotton qui les remettait scrupuleusement au général de sa Compagnie.
Ayant baisé la main de Sa Majesté, le père Cotton salua de la tête, l’un après l’autre, sans en omettre un seul, tous les témoins de cette rencontre et se faufila dehors de son petit pas glissant, la tête baissée et les épaules rentrées, comme si son humilité ne lui permettait pas d’occuper un aussi gros morceau d’espace que les chrétiens insouciants qui l’entouraient.
Aussi pompeux et paonnants que le père Cotton avait été modeste, les deux médecins du Roi pénétrèrent dans la chambre comme il en sortait, l’un grand, gros et gras et l’autre long et maigre. Ils firent autant de révérences qu’il y avait de pas de la porte à son lit et, s’agenouillant, baisèrent, l’un après l’autre, la main du Roi.
— Sire, dit le grasselu, qui s’appelait Milon, nous avons l’honneur d’apporter à Votre Majesté le papaver somniferum album.
— Qu’est cela ? dit le Roi.
— Le pavot. Sire.
— Et qu’est-ce donc que ce pavot ?
— La plante, Sire, dont on tire l’opium.
— Et où est cette plante que vous m’apportez ? dit le Roi. Ventre Saint-Gris, suis-je une vache pour qu’on me fasse mâcher des herbes ?
— On en tire un suc. Sire, et de ce suc on tire une poudre.
— Et où pousse cette plante ?
— En Turquie, Sire, près d’Izmir, dit le maigrelet, lequel trouvait peut-être que son confrère se poussait un peu trop sur le devant de la scène.
— Or sus ! dit le Roi, voyons cette poudre !
— Révérend docteur médecin, dit le grasselu à son étique confrère, voulez-vous, de grâce, me la donner, afin que je la remette à Sa Majesté ?